Depuis combien de temps suis-je là ? Je l'ignore... Cela fait une éternité que j'ai arrêté de compter les siècles. Certains diront que je suis l'être le plus fourbe, le plus malin. Je ne le nie pas, il est vrai que je me sers de mon intelligence hors du commun pour arriver à mes fins. Je sais façonner les mots mieux que quiconque. C'est grâce à eux que je piège mes proies. Une question de ma part, un mot de la leur, et c'en est fini de leur vie. Je suis lassée, j'attends celui qui saura me répondre. Mon visage humain reste figé, impassible face aux sentiments que je ne ressens plus, face au temps qui passe trop lentement. Il y a bien longtemps, j'ai reçu une mission, je ne peux abandonner mon poste bien que je ne me souvienne ni de son but, ni de qui me l'a ordonnée. Je sais seulement qu'il m'est impossible de partir, un mur invisible m'en empêche. J'ai essayé de le franchir un nombre infini de fois — et sachez que j'en connais un rayon sur l'infini. Durant ces millénaires, j'ai appris bien des choses. Je sais comment avance la Lune, je connais la course du Soleil. Les mathématiques n'ont plus aucun secret pour moi. J'ai une maîtrise parfaite de la langue, légumes en passant par ici en font les frais.
En voilà un autre qui arrive. S'il a l'air différent. Il ne semble pas me regarder comme le monstre que je suis : une bête difforme possédant les pattes d'un aigle, un corps de lion auquel on aurait attaché des ailes et une tête humaine. Je crois que mon heure a enfin sonné, je vois l'éclat métallique de son sabre, je vais m'échapper. Une dernière fois je répète ma mortelle devinette.
" Quel être, pourvu d'une seule voix, marche sur quatre pattes au matin, sur deux pattes à midi et sur trois le soir ?"
Ses yeux s'illuminent, il prononce ce mot qui marque la fin de ma si longue et morne vie. Il lève son sabre, je ne me défendrai pas. Je serai libre...

« – C'est étrange, Jocaste, la Sphinge avait l'air heureuse... J'ai cru l'entendre remercier. »

Le noir cette couleur qui peut être à la fois chaude, pourtant ce noir était froid et distant. J’avais l’impression de suffoquer. Une voix lointaine me disait de rester, mais rester où ? L’air me semblait rare dans ce paysage agressif et oppressant. Je me réveillai dans un champ de blé. Les couleurs me semblaient pastels. Je me levai, l’esprit tranquille et le corps léger. Où suis-je ? Je regardai autour de moi, intrigué. Je marchais dans le champ sans voir de signe de vie. L’air était revigorant. J’avais envie de courir et de crier ma joie qui m’envahissait.
Un flash survient «On, va la perdre !» Des visages flous semblaient percher sur mon corps.

Après quelques secondes je me retrouvais dans ce champ. Que venait-il de se passer ? Les couleurs semblaient se délaver, je regardais ce paysage en train de s’effacer. En temps normal, j’aurais dû me sentir triste, pourtant mon coeur était toujours paisible. Serais-je effacé ? Les secondes me semblèrent une éternité. Pourtant la fin était proche. Le paysage finit par devenir blanc et comme le paysage noir, je me sentis oppressé. Mes extrémités telles que mes doigts et mes pieds devinrent transparentes. C’était mon tour, qu’est-ce que j’allais devenir ? Je préférais fermer les yeux, je refusais de partir ainsi.

Je me réveillai devant mon corps. J’ai eu du mal à me reconnaître vu la valeur de ma peau. Mon corps semblait brancher à différentes machines. Je me sentais choqué sans être triste ni en colère. Je vis ma famille autour de mon corps sans vie. J’essayais de retourner dans mon corps, mais j’avais l’impression d’enfiler des habits trop grands pour moi. C’est mon corps ! Je me baladais dans cette chambre austère tout en entendant ma famille pleurer de mon départ précipité. Je leur disais de ne pas pleurer et que je finirais par rentrer dans mon corps.

« Il est grand temps de partir » dit une voix derrière moi.
« Et pourquoi cela ? »
« Ton âme est sortie trop longtemps de ton corps, il faut que tu rejoignes la lumière. »
« Je souhaite dire au revoir à ma famille »
« C’est fini, soit tu rejoins la lumière, soit tu disparaîtras » dit l’homme en noir qui disparut en quelques secondes.

Un médecin s’approcha de mon corps, « vous êtes sûr de ce choix? ».
Mon père et ma mère acquiescèrent. Et le médecin me débrancha. « Notez, qu’il est 23h54 »
J’avais envie de hurler car mon corps était mort. Pourtant mon coeur était toujours paisible. Après quelques secondes d’incompréhension, je sentis que je m’effaçais. Alors on est chronométré pour trouver cette lumière dont on ne connaît rien. Je m’approchais lentement de mon père et bien qu’il ne m’entendait pas, je l’embrassais, je fis de même pour ma mère et ma soeur. Je m’assis près de mon corps, et je fermai les yeux. Je vis ce paysage noir, paysage noir et oppressant.

Le bout du tunnel

-C’est amusant, comment la vie donne l’impression de filer rapidement des fois et d’autres beaucoup plus lentement. En regardant en arrière, je sens toutes ces longues minutes qui ont formé des heures, les heures formant des jours qui eux-mêmes se sont effrités au fil des années. Et en même temps j’ai l’impression que c’était hier quand la guerre a sonné à nos portes. Cette foutue guerre qui a détruit nos vies. Comme tous mes amis, je me suis rebellé, fait partie de la résistance dans l’espoir futile que nos petites actions arrêteront les Allemands. Trop de morts, trop de haine. Ahlala, et maintenant nos deux pays sont devenus amicaux. Est-ce que les gens oublient si vite ?

Je m’écroule plus que je ne m’assieds dans mon vieux canapé, ce canapé qui a vu passer nos années et nos fessiers et qui il faut l’admettre n’est plus tout jeune. Il y a plus de 10 ans que ma femme voulait le jeter, mais je m’y opposais toujours et depuis sa mort il y a des années j’ai commencé à regretter ces disputes. Ça aussi ça passe. J’ai l’impression de vivre depuis une éternité sans elle, et pourtant je la revois comme si c’était hier, me dire de faire attention à mon cholestérol. Biquette grimpe à côté de moi et s’assoit tout en me fixant du regard. Désormais cette chienne est la seule à vivre avec moi, me tenant compagnie à elle seule depuis que ma fille s’est mariée. Elle pose sa tête sur mes genoux et se met à geindre doucement.
Elle a dû le sentir elle aussi, hein ma vieille ? On dit qu’il n’y a que les animaux qui ressentent ce genre de choses, mais après tout c’est ce qu’on est aussi. Elle a compris aussi bien que moi, que demain je ne serai pas là pour lui mettre ses croquettes le matin, elle a senti elle aussi que je ne passerai pas cette nuit. Elle est étrange cette certitude, de savoir que notre fin est arrivée. Est-ce que tout le monde ressent ça aux derniers moments ? Est-ce que tout le monde ressent cette espèce de normalité en se sachant vivre ses derniers instants ? Ou suis-je différent ? J’aurais pensé avoir peur, refuser ce fait. Mais au fond j’ai juste cette impression d’être arrivé au bout du tunnel. J’ai bien vécu, j’ai eu un bon boulot, une famille ; évidemment j’ai passé de dures années, surtout durant et après la guerre. Car la libération n’a pas signé la fin pour moi, car je n’étais pas un courageux prêt à tout pour mon pays. Quand j’ai été démasqué, que c’était fini pour moi, tout était bon pour sauver ma peau. Même collaborer. Alors quand après la guerre débuta la traque des collabos, j’ai fui au plus loin, et reconstruit ma vie. C’est presque avec un soulagement que je me dis que mon heure est venue, que le jugement dernier vengera enfin mes compagnons que j’ai vendus.

L’envie de me fumer une dernière cigarette me reprend. Ça faisait des années que j’avais arrêté, encore une lubie de ma femme, mais j’ai toujours eu ce vieux paquet, caché dans le tiroir du vaisselier. Je le sors de sa cachette poussiéreuse et allume une cigarette en la coinçant dans ma bouche. Y'a pas à dire c’est infect, le temps ne réussit pas à ce genre de cochonneries. Pourtant je continuais à fumer, la regardant se consumer petit à petit. C’est bon de retrouver une vieille habitude, plus que le goût, le geste est apaisant. Demain ma fille viendra comme à son habitude, mais ne trouvera que mon corps sans âme échoué comme toujours dans ce canapé. Biquette restera sûrement à mes côtés, seul témoin de mes derniers instants. Elle qui a toujours été là, continuera à me veiller même dans la mort. Ma fille la prendra avec elle, je me demande si elle m’oubliera ? Est-ce que les chiens oublient ?… Est-ce que les chiens oublient… c’est donc ce genre de questions qu’on se pose à ce moment ? C’est complètement absurde. Autant dormir, un bon somme, ça fait toujours du bien.

Une rencontre désastreuse

Je me posai auprès de l'étendue d'eau qui m'était offerte. Je l'avais aperçu à plus d'une demi-lieu et j'avais vérifié instinctivement les alentours. Tout me parut calme et l'on pouvait sentir la douce chaleur du soleil à l'orée de la forêt. Un vent léger faisait danser les branches et les feuilles séchées brûlées par le soleil, à même le sol. J'avais alors continué, tout en chantant,  jusqu'à atteindre ce point d'eau fraîche qui me faisait frémir de plaisir. Je m'approchai doucement afin de satisfaire ma soif toujours plus grande au fur et à mesure de ma progression. Je fus ravi de me trouver ici, en cet instant précis. Je me penchai et je bus à petites gorgées, savourant chaque goutte qui me remplissait. Lorsque je fus apaisé et que je ne désirais plus me désaltérer, je me trempai dans l'eau bleutée dont la surface me renvoyait mon reflet, loin d'être très réaliste à cause des ondulations qui se propageaient dans tout le lac. Je sortis et je me secouai vivement après cette courte baignade qui me fit le plus grand bien.

Trop occupé à refaire ma toilette et à profiter du réchauffement solaire, je ne perçus ni n'entendis pas l'avancée fulgurante de la bête féroce qui me guettait depuis un moment. Tapie dans les herbes hautes, elle avançait et m'observait. Soudain, les sens aux aguets, j'eus une profonde inquiétude. Je me sentis extrêmement vulnérable, exposé comme l'était le point d'eau où je m'étais rendu. J'avisai près de moi un recoin obscur d'où je sentais venir une présence maléfique. Avant de comprendre quoi que ce soit à ce qu'il m'arrivait, la bête noire se ramassa sur elle-même et bondit sur moi avec fureur. Elle me lacérait les flancs avec ses griffes aiguisées tandis que je me débattis, m'apitoyant sur mon sort et sur l'absence de ma vigilance. Je poussai de faibles gémissements lorsque ses crocs vinrent se planter sur ma nuque fragile. Elle me retint au sol, son horrible patte à présent sur mon dos meurtri, m'empêchant de faire le moindre mouvement. Je vis mes derniers instants venir et j'eus une pensée au délicieux repas qui m'attendait, tout près de mon repaire... J'aurais voulu pouvoir y goûter une dernière fois...

De petites pierres tombaient à côté de moi. L'une d'elles atterrit sur la tête de la bête qui s'enfuit à contrecoeur, me laissant là, seul. Je me vis être propulsé dans les airs. Je croyais pourtant ne plus être en mesure de voler, après ce qu'avait fait subir l'effroyable bête sauvage à mes ailes brunes désormais tachetées de sang. Elle ne s'était décidément pas retenue, s'acharnant sur moi de toutes ses forces. Je rouvris faiblement les yeux et je restai coi. Je reposai dans une main humaine. Apparemment cette vieille dame m'avait sauvé la vie et je lui en serai à jamais redevable. Je sentais s'écouler le sang chaud sur cette main frêle et pourtant si courageuse qui m'avait porté secours. La vieille femme se déplaça et je vis se pencher sur moi un homme d'âge mûr avec un regard triste ainsi qu'une petite fille, les yeux emplis de chagrin. Je remerciai silencieusement ces trois êtres qui se faisaient tant de souci pour moi. J'entendis quelques paroles dont j'étais incapable d'en saisir le sens. J'avais les membres endoloris et je ne souhaitais qu'une seule chose : pouvoir me reposer tranquillement dans mon antre. Je fermai les yeux et ma sauveuse bougea et s'éloigna quelque peu. C'est alors qu'elle me déposa près d'un bosquet et qu'elle veilla sur moi. Je ne sus jamais qu'elle attendait à mon chevet que je me relève et que je m'élance à travers les champs. Mes ailes n'étaient plus en état, même si je me réveillais par la suite. Le seul fait de savoir qu'elle m'avait arraché aux griffes de l'énorme chat me rendit heureux. Je pensais à mes nombreuses trouvailles faites dans mon nid chaleureux qui allait bientôt accueillir les nouveaux-nés de mes congénères. Je regrettais sincèrement de ne pas avoir pu donner des petits à ma bien-aimée. Elle qui en voulait tant... J'espérais de tout coeur qu'elle retrouverait un autre conjoint au plumage somptueux comme le mien. Je ne tardais pas à imaginer le bonheur dans lequel elle allait se trouver lorsque je plongeais dans un profond sommeil dont je ne me réveillerai jamais plus.